Jean Delmas nous offre ses réflexions sur les thèmes abordés durant la première journée d’études de Cisterciens en Rouergue du 13 septembre 2014.Voici le cinquième et dernier volet de commentaires sur les interventions de Jean-claude Cazor (Moulin de Laval), de Jean Delmas (Bonnefon), de Catherine Cazelles (Is), de Nicolas Revel (Ruffepeyre) dont les résumés se trouvent sur la publication des résumés du colloque (disponible auprès de l’association)
Le Moulin de Laval (1183-1196) : les droits des tenanciers.
Le Moulin de Laval est proche de Bonnecombe. En 1183, Peire de Laval, donne à l’abbaye tous les droits qu’il a sur les mas de Brengairenc et de Laval, de telle sorte que cette dernière qui doit y avoir déjà des droits en a désormais la totalité. Son épouse Uga confirme la donation ; c’est donc qu’elle a aussi des droits (sa dot ou « verquière » ?). Les deux donations sont faites chacune devant témoins. Peire de Laval et sa femme conservent, comme tenanciers de l’abbaye, leurs droits sur les moulins, que Peire doit exploiter en indivision avec un autre tenancier. Les tenanciers paient un cens (redevance, loyer) de trois hémines de seigle, mesure pestorenque (mesure propre au secteur de Cassagnes-Bégonhès), soit 93 litres 60, par an. En 1196, Peire de Laval, sa femme et leurs trois filles donnent finalement à l’abbaye la part qu’ils ont comme tenanciers sur le moulin de Laval et ses dépendances ainsi que la moitié d’un casal (maison en ruine) qui s’y trouve. Faut-il interpréter ces actes jusqu’au détail ? Osons quelques hypothèses. Des moulins (deux ?) en 1183, un seul moulin et un casal en 1196… Donc, l’un des moulins serait tombé en ruine entre temps. Les affaires n’ont peut-être pas marché. Faute de fils (ou de gendre) capable de prendre la suite, Peire envisage l’arrêt de son activité. On remarque que, comme dans l’acte de 1183, l’acte de 1196 comprend en fait deux donations. Les époux et deux de leurs trois filles, Ricarda et Guilherma, qui ne sont sans doute pas mariées, font une première donation. La troisième, Bernarda, probablement l’aînée et mariée, fait la sienne séparément. On peut imaginer que les droits fonciers venaient du côté de l’épouse, Uga, par héritage ou dot, que Bernarda a eu une part des droits de sa mère (lors de son mariage?) et qu’à cette occasion, les deux cadettes ont eu, chacune, la promesse d’une légitime équivalente. Cela expliquerait que les cadettes, encore sous l’autorité de leur père, fassent bloc avec leurs parents et que Bernarda fasse une donation distincte. Donation ? En fait, la famille reçoit en échange 100 sous « à titre de charité », somme qui sera remise à leurs filles, le moment venu… Cela sera plus utile que des parts de moulin qu’elles n’exploiteront pas. Imaginons une suite possible : le partage fait, les époux se donneront à l’abbaye et travailleront désormais pour elle. En conclusion, les tenanciers d’une abbaye sont réels détenteurs d’une partie des droits fonciers. Ces droits peuvent être transmis ou vendus.
Les granges de la Serre (avant 1162) puis de Bonnefon (vers 1232): une carte redessinée autour de deux grands chemins.
Une exploration plus poussée des archives et du territoire du Naucellois permet de proposer des identifications de lieux et de corriger certaines erreurs : ainsi, c’est près de Montmeyrac, entre Naucelle et Camjac, que se trouverait le lieu-dit Pal-Menut qui figure dans le récit de la fondation du prieuré de Rieupeyroux ; l’église Saint-Etienne de Magni ou Man, donnée à Moissac en 1088, se trouvait en réalité au Puech d’Amans (jadis paroisse de Naucelle et auj. Cne de Quins) ; la « grange » de Paulet citée dans une bulle de Lucius III n’est pas, comme on l’a cru, Pauletou, entre Naucelle et la grange de la Serre, etc.… Faits minimes ? En réalité, ils nous éclairent un peu sur le Naucellois, tel qu’il était avant l’arrivée des Cisterciens et ils nous invitent à rechercher quel serait le monastère qui aurait fondé la sauveté de Naucelle (en effet, ce toponyme est l’indice d’une fondation bénédictine). Serait-ce Saint-Martial de Limoges, par l’intermédiaire de son monastère de Rieupeyroux ? Ou Moissac, par l’intermédiaire de son prieuré de Sermur ? Un passé, effacé, réapparaît donc. Bonneval s’établit à la Serre, pas plus. Si cette abbaye avait eu autorité sur Naucelle, elle l’aurait mentionnée lors de la vente de son domaine à Bonnecombe en 1225. Or l’église de Naucelle ne sera confiée par l’évêque à Bonnecombe qu’en 1252. L’arrivée des Cisterciens a provoqué ou confirmé une modification de la carte paroissiale du Naucellois. Outre Saint-Etienne de Man encore debout au XIVe siècle, deux églises ont disparu ou disparaitront: Sainte-Gilède, près de Roques, et la mystérieuse Gleise Vieilhe (du Masnau), près de Bonnefon. On peut faire un intéressant rapprochement avec une autre Gleise Vieille, située non loin de là, siège primitif de paroisse, abandonné au profit de la sauveté ou ébauche de sauveté de Crespin. Peut-on imaginer un pareil transfert de la Gleise Vielhe (du Masnau) à la sauveté de Naucelle ? Après 1225, la grange de la Serre deviendra maison de vigne et disparaitra. Ses substructions, encore discernables dans une petite châtaigneraie, si c’est bien là, sont celles d’un bâtiment très modeste, ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle le domaine de la Serre était constitué de pacages de moyenne altitude ou servait de halte de transhumants et ne réclamait pas des bâtiments importants. Après avoir réuni la Serre à la partie orientale du Naucellois, où il avait acquis de nombreux droits, le monastère de Bonnecombe paraît favoriser la polyculture. On note enfin l’importance des deux grands chemins de Rodez à Toulouse et de Rodez à Albi, autour desquels le nouveau domaine va se structurer. La grange de Bonnefon est judicieusement placée dans la fourche des chemins, à 1 km de l’un et de l’autre. Elle a dû servir aussi de relais entre Bonnecombe et ses deux granges albigeoises de Bernac et de Bar. Bonnefon est un rare exemple de grange ayant contrôlé un grand territoire composé de six ou sept paroisses ou portions de paroisses !
La grange d’Is (avant 1175) : l’importance des chemins.
L’implantation des granges de Bonnecombe, entre le Rouergue occidental et Rodez ne s’est pas faite au hasard. Certes, les donations de terres ou de droits ont été nombreuses sur la dorsale qui domine, au nord, la vallée de l’Aveyron, mais Bonnecombe avait un fil directeur, la grande draye ou voie pastorale du Quercy à l’Aubrac. Les granges monastiques de Bonnecombe la jalonnent, mais pas seulement : en effet, Saint-Félix de Rignac, Ruffepeyre, Is et, peut-être plus loin, Puechmaynade voisinent avec les possessions de Conques (Espeilhac) ou du Temple (Limouse, Aboul). Ce chemin était une artère économique, celle des troupeaux de l’abbaye ou de ses tenanciers, celle des transhumants venant du Quercy et y retournant. Ensuite, les frères devaient théoriquement rejoindre leur abbaye pour assister à la messe dominicale et se replonger dans la vie conventuelle. Théoriquement… Car si l’aller-retour était possible pour les granges peu éloignées comme celle d’Is, à 20 km de Bonnecombe, soit à 3 heures de marche environ, ou celle de Bonnefon, à 4 heures 30 environ, il fallait plus de 10 heures depuis Pousthomy, sans compter le fait que les frères devaient encore traverser le Tarn avec une barque. Pour des hommes soumis au jeûne, la course était, dans ce cas, épuisante et contre-productive. Et pouvaient-ils abandonner sans gardiens leur grange, ses réserves et ses troupeaux ? Saint Benoît, dans sa sagesse, demande que « si les frères sont trop éloignés, ils prieront sur place et ne négligeront pas de rendre le devoir de leur service » (chapitre 50). Le pape Alexandre IV (1254-1261) déclare que s’il y a une chapelle dans la grange, les religieux pourront être exemptés d’êtres présents le dimanche à l’abbaye. Cela dit, il est bon de retrouver ces chemins qui permettaient aussi aux frères de porter à Bonnecombe ou d’en rapporter diverses marchandises. Dans le cas d’Is, où les frères de Bougaunes pouvaient faire étape, il y a eu probablement plusieurs itinéraires au cours des temps. Les frères ont dû profiter des ponts ou des passerelles pour franchir l’Aveyron à pied sec, surtout par temps de crue. C’était le bon sens. C’est une matière d’étude complète, qui combine la recherche dans les archives de Bonnecombe, dans les compois et les cadastres, sur les cartes et les photos aériennes et l’exploration sur le terrain.
La grange de Ruffepeyre (grange en 1214) : des choix architecturaux cisterciens ?
Les abbayes cisterciennes étaient bâties selon un modèle, comme les anciennes abbayes d’ailleurs, car il fallait répondre aux besoins invariables de la communauté, spirituels, conventuels et matériels. : cloître, église, salle capitulaire, réfectoire, dortoir, etc. Le modèle cistercien standard était rigoureux, ce qui était plus efficace et économique au moment de la construction et qui évitait sans doute les surenchères entre abbayes. Mais les granges ? Un modèle a-t-il été imposé à leurs bâtiments? A voir la diversité des formules, résultant de la diversité des fonctions, puis de l’évolution des besoins, au cours des temps, il ne le semble pas. Comment adopter un même modèle quand les activités sont ici l’élevage, là l’agriculture, la viticulture ou les oliveraies, ailleurs l’exploitation des mines, les forges ou les moulins ?… Cependant, la fréquence des tours carrées, certaines antérieures à la guerre de Cent ans et aux impératifs de défense, invite à prendre en considération d’autres fonctions, comme celles de type seigneurial (l’exercice de la justice)… Ce serait le cas de Ruffepeyre. Reste une part qui échappe encore à l’analyse, la part spirituelle, symbolique, le modèle géométrique idéal, les proportions, les volumes, etc. Voilà un sujet encore peu connu, qui mérite exploration.